Les animaux nous aident à nous redéfinir
Plus on les connaît, plus on comprend notre place dans le monde vivant. Et cette place n’est pas tout à fait celle que l’on croyait ! Entretien avec le neuropsychiatre, Boris Cyrulnik.
Les animaux et nous…
La poule reconnaît ses congénères sur une photographie
Le grand singe apprend la langue des signes utilisée par les sourds, puis la transmet à ses petits. Le chien peut mimer un comportement qui, dans le passé, lui a apporté attention et affection de la part de son maître : il s’était cassé la patte, il boite…
Jusqu’à récemment, les humains voyaient l’univers avec leurs idées plutôt qu’avec leurs yeux. Aveuglés par leur hantise de n’être pas l’espèce la plus évoluée, avec tous les droits que cela leur conférait, ils ont, pendant des millénaires, effectué une coupure idéologique entre eux et les animaux. Une coupure que l’éthologie, l’étude des comportements des êtres vivants dans leur milieu naturel, remet profondément en question. « On découvre actuellement qu’il y a entre les hommes et les animaux des rapports dialectiques, une opposition sans qu’il y ait exclusion », explique Boris Cyrulnik, éminent représentant de cette jeune et prometteuse discipline. Nous l’avons rencontré à l’occasion de la sortie, sous sa direction, d’une imposante anthologie sur la condition animale, Si les lions pouvaient parler.
L’entretien
Psychologies : Devons-nous réapprendre ce qu’est un animal ?
Boris Cyrulnik : En fait, nous n’avons jamais appris ce que sont les animaux. Nous ne parlions que d’animalité afin de tracer une frontière, un fossé, un gouffre infranchissable entre eux et nous. L’idée que nous nous faisions des animaux était si honteuse que nous voulions à tout prix ne pas appartenir à la gente animale. Il fallait désespérément que la nature de l’homme soit surnaturelle, pour que nous soyons les seuls à posséder une âme et que les animaux ne soient que des machines.
Y a-t-il, à cet égard, des découvertes récentes ?
Quand on a appliqué les techniques modernes d’exploration neurologiques et linguistiques, on a mieux compris les mondes mentaux des animaux. Le scanner a permis d’observer que tout cerveau, qu’il soit animal ou humain, s’atrophie quand il n’est pas stimulé par la sensorialité du milieu. Un oiseau élevé en isolement sensoriel atrophie son lobe temporal gauche et ne peut plus apprendre les chants de son espèce. De même, un enfant humain abandonné atrophie la base du cerveau des émotions et de la mémoire.
La caméra à positons a montré que le lobe temporal gauche des singes, qui correspond à la zone du langage analytique, est plus développé et fonctionne plus intensément que le lobe droit, plus intuitif. Et surtout, la comparaison des cerveaux de tous les êtres vivants révèle la mise en place graduelle, évolutive du cerveau préfrontal, qui traite l’anticipation, et s’associe avec le cerveau de la mémoire, qui traite le passé. Cet ensemble neurologique apparaît chez les oiseaux et se développe graduellement chez les mammifères et les singes. Il permet de se représenter un monde absent. L’homme en est le champion inter-espèces.
La parole, et l’usage des signes, constituent-ils une « coupure » entre eux et nous ? Si oui, que dire de Washoe et de Koko ?
La notion de « coupure » a été un concept tragique puisqu’elle permettait d’attribuer la condition d’homme à quelques êtres vivants seulement. Nous ne considérions donc pas comme un crime le fait de chasser, d’atteler ou de tuer ceux qui en étaient exclus. Les femmes ont eu du mal à accéder à ce statut, et on n’a considéré le viol comme un crime qu’à partir du XIXe siècle ; les Aztèques ont longtemps été dépecés sans que les conquistadors ne soient gênés par les souffrances des Indiens.
La notion de hiérarchie dumonde vivant est un avatar de cette idée qui classe les êtres vivants en degrés d’humanité. En fait, l’intelligence existe bien avant la parole, qui crée une autre nature de l’intelligence. Nos bébés sont d’une intelligence fabuleuse. Ils apprennent à résoudre une foule de problèmes, bien avant le vingtième mois qui donne accès à l’intelligence verbale.
Le monde vivant dans son entier est structuré comme un langage d’indices, de signaux, d’images et de symboles. Tous les animaux y ont accès. Mais il faut être deux pour passer la convention d’un seul signe et se mettre d’accord pour que tel geste indique une chose ou qu’une sonorité convenue représente une idée. Les hommes ont créé la planète des signes et, depuis quelques décennies, ils y invitent les grands singes. Koko, Washoe et Kanzi sont devenus célèbres en apprenant à « gestuer » avec leurs mains le langage des signes des sourds américains. Mais le plus étonnant, c’est que ces… animaux… inventent des mots et des locutions nouvelles, les apprennent à leurs propres enfants et ont même été surpris à gestuer tout seuls, car le langage des signes améliore autant leurs communications que le monde intime de leurs représentations.
Quelles « coupures » existent au sein du monde animal ? Homme et chien ne sont-ils pas plus proches que chien et corbeau ?
A cause de la complexification croissante des cerveaux et de la sémantisation du monde vivant, on ne peut plus employer la notion de «coupure». Pourtant la convention du signe crée une rupture… bien qu’il y ait continuité avec tout ce qui prépare à la parole. C’est un rapport dialectique, au sens hégélien du mot, qui évoque l’« inséparabilité des contradictions » : je ne peux pas parler sans cerveau, mais dès que je parle, ça n’a plus rien à voir avec le cerveau. Hommes et chiens sont très proches puisqu’ils possèdent tous deux un lobe préfrontal connecté à la mémoire, qui leur permet d’éprouver ce qu’ils se représentent. Mais les chiens habitent intensément un monde d’olfaction et d’audition, alors que les hommes s’épanouissent dans celui des images et des mots. On pourrait tenir le même raisonnement pour chiens et corbeaux. Les oiseaux réalisent des performances d’images et d’espace bien supérieures aux chiens et aux hommes.
En quoi les animaux aident-ils l’homme à se redéfinir ?
La science de ces dernières décennies a été empoisonnée par un débat idéologique dont le masque scientifique prenait la forme du problème de l’inné ou de l’acquis. La réponse éthologique est claire : l’inné est déterminant à 100%. Quant à l’acquis, il ne lui reste que 100%. Cette pirouette permet de dire que, si vous supprimez l’un des deux, c’est l’ensemble qui meurt. Pour une partie d’entre nous, les découvertes biologiques constituent une merveille qui permet d’expliquer tout de l’homme, ce qui est abusif. Alors que d’autres chercheurs, honteux d’être soumis à une molécule ou à une structure neurologique, éprouvent la haine du corps qui « rabaisse l’homme au rang de l’animal ». Ces gens-là se plaisent à croire que l’homme n’a pas besoin de corps. En fait, plus on découvre les animaux, leurs manières de vivre et leurs mondes sensoriels qui les préparent à un type de langage, plus on comprend la place de l’homme et de son propre langage à l’intérieur du monde vivant. Les animaux vivent dans un monde plus sensoriel, alors que les hommes vivent dans le monde de l’artifice verbal et technique.
Quelle est notre part d’animalité ?
Les réponses caractérisent la formation intellectuelle donnée par la société à celui qui parle : chimiste, physiologiste ou religieux. Si, grâce à la découverte des mondes animaux, on apprend à raisonner en termes évolutionnistes, on dira qu’à la part minérale qui nous compose il faut ajouter un cerveau reptilien, qui nous permet de vivre dans un monde où notre corps résout les problèmes de la survie (manger, boire, dormir, me reproduire et défendre mon territoire). Puis l’évolution a ajouté un cerveau mammalien qui, comme pour tout mammifère, nous permet d’éprouver des émotions et de nous attacher à nos proches ou à notre site. Il faudra ajouter le néocortex, le dernier apparu dans l’évolution, qui permet aux mammifères et aux primates d’associer des informations perçues avec des représentations non perçues. Enfin, la mutation du signe, son rapport dialectique avec le corps, invente un monde virtuel que nous habitons intensément. Nous y invitons les animaux, pour en faire des dieux ou des machines, selon l’idée que notre culture nous impose. L’éthologue observe les comportements de ces êtres vivants dans leur milieu et tente de comprendre quels mondes ils révèlent.
Etes-vous partisan du « droit des animaux » ?
Ils ont droit au respect. Je ne vois pas quel argument pourrait m’inciter à torturer, détruire ou rendre malheureux des êtres vivants parce qu’ils sont différents de moi. Ils sont beaux, surprenants ou inquiétants, mais toujours la compréhension de leur monde a enrichi le mien. En revanche, l’étude comparative des mondes mentaux m’a permis de comprendre que l’homme est le virtuose de la virtualité. Il invente une représentation, et puis il s’y soumet. Machiavel conseillait de beaucoup chasser afin d’apprendre à guerroyer. Thomas More approuvait l’élimination des hommes par la nature et ne se révoltait pas contre la chasse, qui enseignait la cruauté. Montaigne désignait les animaux à tuer et ceux à protéger. Quant aux nazis, sur les mêmes actes qui condamnaient à mort des milliers d’enfants, ils prévoyaient, dans leur grande humanité, des mesures de protection pour les animaux domestiques isolés par l’arrestation de leurs propriétaires.
Nous devons donner aux animaux le droit de vivre sans être torturés par les humains. Mais s’ils avaient des droits humains et s’ils venaient à y manquer, nous serions en droit de leur faire des procès, comme au Moyen Age, quand on les considérait comme des personnes. Ce serait pittoresque.